En hommage à
Nelson MANDELA , Madiba, Naku press publie ci-après un article tiré du Monde
Diplomatique , retraçant la vie d’un homme qui a marqué le monde entier avec sa
persévérance remarquable , dans la lutte contre le système d’apartheid en Afrique du Sud. Le héros de la lutte anti appartheid et premier président noir d'Afrique du Sud s'en est allé ce 5 décembre 2013 à 95 ans .… Bonne lecture, et à ce grand
homme , qu’il repose en paix …..
Jeudi 5 décembre
2013. Nelson Mandela est mort. L’homme est devenu une
icône, un symbole unanimement célébré à travers le monde. Et pourtant… Qui se
souvient des décennies où la
France, de Charles de Gaulle à Valéry Giscard d’Estaing,
coopérait avec le régime de l’apartheid ?
Qui rappelle qu’Amnesty International ne l’avait pas adopté comme prisonnier de
conscience parce
qu’il ne rejetait pas la violence ?
Et qu’il fut un « terroriste », dénoncé comme tel par le
président Ronald Reagan et Mme Margaret Thatcher, parce qu’il savait que
la violence faisait partie des armes des opprimés pour renverser l’oppresseur.
Nelson Mandela, les chemins inattendus
Son
nom scandé sur les cinq continents est synonyme de résistance, de libération,
d’universalité. Lutteur entêté autant que malicieux, Nelson Mandela a fêté ses
95 ans. L’idée même que l’on se prosterne au pied de sa statue l’a
toujours exaspéré : mieux vaut aller de l’avant et poursuivre la tâche
immense de l’émancipation.
par Achille Mbembe,
août 2013
Une fois Nelson Mandela éteint,
l’on sera en droit de déclarer la fin du XXe siècle. L’homme qui, aujourd’hui,
se trouve au crépuscule de sa vie en aura été l’une des figures emblématiques.
Exception faite de Fidel Castro, il est peut-être le dernier d’une lignée de
grands hommes vouée à l’extinction, tant notre époque est pressée d’en finir
une fois pour toutes avec les mythes.
Plus que le saint qu’il affirme
volontiers ne jamais avoir été, Mandela aura en effet été un mythe vivant,
avant, pendant et après sa longue incarcération. En lui, l’Afrique du Sud, cet
accident géographique qui peine à se faire concept, aura trouvé son Idée. Et si
elle n’est guère pressée de s’en séparer, c’est bel et bien parce que le mythe
de la société sans mythes n’est pas sans danger pour sa nouvelle existence en
tant que communauté de vie au lendemain de l’apartheid.
Mais s’il faut bel et bien
accorder à Mandela le refus de sainteté qu’il ne cessait de proclamer, parfois
non sans malice, force est de reconnaître par ailleurs qu’il fut loin de n’être
qu’un homme banal. L’apartheid, n’ayant guère été une forme ordinaire de la
domination coloniale ou de l’oppression raciale, suscita en retour l’apparition
d’une classe de femmes et d’hommes peu ordinaires, sans peur, qui, au prix de
sacrifices inouïs, en précipitèrent l’abolition. Si, de tous, Mandela devint le
nom, c’est parce que, à chaque carrefour de sa vie, il sut emprunter, parfois
sous la pression des circonstances et souvent volontairement, des chemins
inattendus.
Au fond, sa vie se résume en
quelques mots : un homme constamment aux aguets, sentinelle sur le départ,
et dont les retours, tout aussi inattendus que miraculeux, n’auront que
davantage encore contribué à sa mythologisation.
Au fondement du mythe ne se
trouvent pas seulement le désir de sacré et la soif du secret. Il fleurit
d’abord au voisinage de la mort, cette forme première du départ et de
l’arrachement. Très tôt, Mandela en fit l’expérience, lorsque son père,
Mphakanyiswa Gadla Mandela, expira presque sous ses yeux, la pipe aux lèvres,
au milieu d’une toux irrépressible que même le tabac dont il était si friand ne
parvint guère à adoucir. C’est alors que ce départ premier en précipita un
autre. Accompagné de sa mère, le jeune Mandela quitta Qunu, le lieu de son
enfance et des débuts de son adolescence, qu’il décrit avec une infinie
tendresse dans son autobiographie. Il reviendra s’y établir au terme de ses
longues années d’incarcération, après y avoir construit une maison, réplique en
tous points de la dernière prison où il fut enfermé peu avant sa libération.
Qunu, le village natal de Nelson Mandela, et ses herbes folles dont il
avait gardé la nostalgie se prépare à le recevoir pour son inhumation
dimanche 15 décembre 2013.
AFP/Carl de Souza
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Refusant de se conformer aux usages,
il partira une deuxième fois au sortir de l’adolescence. Prince fuyard, il
tournera le dos à une carrière auprès du chef des Thembus, son clan d’origine.
Il s’en ira à Johannesburg, ville minière alors en pleine expansion et haut
lieu des contradictions sociales, culturelles et politiques engendrées par cet
assemblage baroque de capitalisme et de racisme qui prendra en 1948 la forme et
le nom d’apartheid. Appelé à devenir chef dans l’ordre de la coutume, Mandela
se convertira au nationalisme comme d’autres à une religion, et la ville des
mines d’or deviendra le théâtre principal de sa rencontre avec son destin.
Commence alors un très long et
douloureux chemin de croix, fait de privations, d’arrestations à répétition, de
harcèlements intempestifs, de multiples comparutions devant les tribunaux, de
séjours réguliers dans les geôles avec leur chapelet de tortures et leurs
rituels d’humiliations, de moments plus ou moins prolongés de vie clandestine,
d’inversion des mondes diurne et nocturne, de déguisements plus ou moins
spontanés, d’une vie familiale disloquée, de demeures désertées — l’homme en
lutte, traqué, le fugitif constamment sur le départ, que seule guide désormais
la conviction d’un jour prochain, celui du retour.
Mandela prit en effet d’énormes
risques. Avec sa propre vie, qu’il vécut intensément, comme si tout était
chaque fois à recommencer et comme si chaque fois était la dernière. Mais aussi
avec celle de beaucoup d’autres, à commencer par sa famille, qui, conséquence
inévitable, paya d’un prix inestimable le coût de ses engagements et de ses
convictions. Elle le liait par là même à une dette insondable qu’il sut
toujours ne jamais être à même de rembourser, ce qui ne fit qu’aggraver ses
sentiments de culpabilité.
Il évita de justesse la peine capitale.
C’était en 1964. Avec ses coaccusés, il s’était préparé à y être condamné. « Nous avions envisagé cette
éventualité, affirme-t-il dans un entretien avec Ahmed Kathrada,
longtemps après sa sortie de prison. Si nous devions disparaître, autant le
faire dans un nuage de gloire. Il nous plut de savoir que notre mise à mort
représenterait notre dernière offrande à notre peuple et à notre organisation (1). »
Cette vision eucharistique était cependant exempte de tout désir de martyre.
Et, contrairement à tous les autres, de Ruben Um Nyobè à Patrice Lumumba, en
passant par Amilcar Cabral, Martin Luther King, voire Mohandas Karamchand
Gandhi, il échappera à la faux.
C’est dans le bagne de Robben
Island qu’il fera véritablement l’expérience de ce désir de vie, à la limite du
travail forcé, de la mort et du bannissement. La prison deviendra le lieu d’une
épreuve extrême, celle du confinement et du retour de l’homme à sa plus simple
expression. Dans ce lieu de dénuement maximal, Mandela apprendra à habiter la
cellule dans laquelle il passera plus d’une vingtaine d’années à la manière
d’un vivant forcé d’épouser un cercueil (2).
Au cours de longues et atroces
heures de solitude, poussé aux abords de la folie, il redécouvrira l’essentiel,
celui qui gît dans le silence et dans le détail. Tout lui parlera de
nouveau : une fourmi qui court on ne sait où ; la graine enfouie qui meurt, puis se relève, donnant
l’illusion d’un jardin ;
un bout de chose, n’importe laquelle ;
le silence des mornes journées qui se ressemblent sans avoir l’air de passer ; le temps qui s’allonge
interminablement ;
la lenteur des jours et le froid des nuits ;
la parole devenue si rare ;
le monde à l’extérieur des murs dont on n’entend plus les murmures ; l’abîme que fut Robben Island,
et les traces du pénitencier sur son visage désormais sculpté par la douleur,
dans ses yeux flétris par la lumière du soleil se réfractant sur le quartz,
dans ces larmes qui n’en sont point, la poussière sur ce visage transformé en
spectre fantomatique et dans ses poumons, sur ses orteils, et par-dessus tout
ce sourire joyeux et éclatant, cette position altière, droit, debout, le poing
fermé, prêt à embrasser de nouveau le monde et à faire souffler la tempête.
Dépouillé de presque tout, il
luttera pied à pied pour ne point céder le reste d’humanité que ses geôliers
veulent à tout prix lui arracher et brandir comme l’ultime trophée. Réduit à
vivre avec presque rien, il apprend à tout épargner, mais aussi à cultiver un
profond détachement par rapport aux choses de la vie profane, les plaisirs de
la sexualité y compris. Jusqu’au point où, prisonnier de fait, confiné entre
deux murs et demi, il n’est cependant l’esclave de personne.
Homme d’os et de chair, Mandela
aura donc vécu à proximité du désastre. Il aura pénétré dans la nuit de la vie,
au plus près des ténèbres, en quête d’une idée, à savoir comment vivre libre de
la race et de la domination du même nom. Ses choix l’auront conduit au bord du
précipice. Il aura fasciné le monde parce qu’il sera revenu vivant du pays de
l’ombre, force jaillissante au soir d’un siècle vieillissant et qui ne sait
plus rêver.
Tout comme les mouvements
ouvriers du xixe siècle, ou encore les luttes des femmes, notre modernité aura
été travaillée par le rêve d’abolition qu’auront porté auparavant les esclaves.
C’est ce rêve que prolongeront, au début du XXe siècle, les combats pour la
décolonisation. La praxis politique de Mandela s’inscrit dans cette histoire
spécifique des grandes luttes africaines pour l’émancipation humaine.
Ces luttes ont revêtu, dès les
origines, une dimension planétaire. Leur signification n’a jamais été
uniquement locale. Elle a toujours été universelle. Même lorsqu’elles
mobilisaient des acteurs locaux, dans un pays ou sur un territoire national
bien circonscrit, elles étaient au point de départ de solidarités forgées sur
une échelle planétaire et transnationale.
Ce sont des luttes qui, chaque
fois, ont permis l’extension ou encore l’universalisation de droits qui,
jusque-là, étaient restés l’apanage d’une race. C’est le triomphe du mouvement
abolitionniste au cours du XIXe siècle qui met fin à la contradiction que
représentent les démocraties esclavagistes modernes. Aux Etats-Unis, par
exemple, l’affranchissement des gens d’origine africaine et les luttes pour les
droits civiques ouvrent la voie à l’approfondissement de l’idée et de la
pratique de l’égalité et de la citoyenneté.
On retrouve la même universalité
dans le mouvement anticolonialiste. Que vise-t-il, en effet, sinon de rendre
possible la manifestation d’un pouvoir propre de genèse — le pouvoir de se
tenir debout par soi-même, de faire communauté, de s’autodéterminer ?
En devenant le symbole de la
lutte globale contre l’apartheid, Mandela prolonge ces significations. Ici,
l’objectif est de fonder une communauté au-delà de la race. Alors que le
racisme est de retour sous des formes plus ou moins inattendues, le projet
d’égalité universelle est plus que jamais au-devant de nous.
Il reste à dire un mot au sujet
de l’Afrique du Sud que Mandela laissera derrière lui. Le passage d’une société
de contrôle à une société de consommation représente sans doute l’une des
transformations les plus décisives depuis sa libération et la fin de
l’apartheid. Sous l’apartheid, le contrôle consistait à traquer et à
restreindre la mobilité des Noirs. Il passait par la régulation des espaces
dans lesquels ils étaient confinés, l’objectif étant d’extraire d’eux le plus
de travail possible. C’est la raison pour laquelle des microenvironnements
furent mis en place, qui fonctionnaient sur le mode tantôt des enclos, tantôt
des réserves. Les contacts entre les individus étaient alors soit interdits,
soit régis par des lois strictes, surtout lorsque ces individus appartenaient à
des catégories raciales différentes. Le contrôle passait donc par la modulation
de la brutalité le long de lignes raciales que le pouvoir voulait rigides.
Sous l’apartheid, la brutalité
avait trois fonctions.
D’une part, elle visait à
affaiblir les capacités des Noirs à assurer leur reproduction sociale. Ils
n’étaient jamais en mesure de réunir les moyens indispensables à une vie digne
de ce nom, qu’il s’agisse de l’accès à la nourriture, au logement, à
l’éducation et à la santé ou, davantage encore, aux droits élémentaires de
citoyenneté.
Cette brutalité avait d’autre
part une dimension somatique. Elle visait à immobiliser les corps, à les
paralyser, à les briser si nécessaire. Enfin, elle s’attaquait au système
nerveux et tendait à assécher les capacités de ses victimes à créer leur propre
monde de symboles. Leurs énergies étaient, la plupart du temps, détournées vers
des tâches de survie. Ils étaient forcés à ne jamais vivre leur vie que sur le
mode de la répétition. Tel était en effet le travail que le racisme était
supposé accomplir.
Ces formes de violence et de
brutalité ont fait l’objet d’une internalisation plus profonde qu’on ne veut
bien l’admettre. Elles sont, depuis 1994, reproduites sur un mode moléculaire
au niveau de l’existence commune et publique. Elles se manifestent à tous les
niveaux des interactions sociales quotidiennes, qu’il s’agisse des sphères
intimes de la vie, des structures du désir et de la sexualité ou, davantage
encore, de l’irrépressible envie de consommation de toutes sortes de
marchandises.
Ce désir effréné de consommation
est pris pour l’essence et la substance de la démocratie et de la citoyenneté.
Le passage d’une société de contrôle à une société de consommation a lieu dans
un contexte marqué par diverses formes de privations pour la majorité des
Noirs. Extrême opulence et extrême privation coexistent, et le fossé qui sépare
ces deux états tend de plus en plus à être négocié par la violence et par
diverses formes d’accaparement.
La démocratie post-Mandela est
composée en majorité de Noirs sans travail, et d’autres inemployables, qui
n’exercent de droit de propriété sur presque rien. L’histoire longue du pays
est elle-même marquée par l’antagonisme entre deux principes, le gouvernement
du peuple par le peuple et la loi des possédants.
Jusqu’à récemment, ces derniers
étaient presque exclusivement blancs, et c’est ce qui donnait aux luttes une
connotation raciale. Ce n’est plus entièrement le cas. La classe moyenne noire
émergente, cependant, n’est pas en position de jouir en toute sécurité des
droits de propriété récemment acquis. Elle n’est pas certaine que la maison
achetée à crédit ne lui sera pas reprise demain, soit par la force, soit à la
faveur de circonstances économiques défavorables. Ce sens de la précarité constitue
l’une des marques de sa psychologie de classe.
Le vieux mouvement de libération,
le Congrès national africain (African National Congress, ANC), est quant à lui
pris dans les rets d’une mutation plus contradictoire encore. Le calcul fait
par les classes au pouvoir et par les propriétaires du capital est que la
pauvreté de masse et les taux élevés d’inégalité pourraient, sous certaines
conditions, conduire à des troubles, à des grèves épisodiques et à de nombreux
incidents violents. Mais il n’en résultera guère une contre-coalition capable
de remettre fondamentalement en cause le compromis de 1994 qui transfère le
pouvoir politique à l’ANC et consacre la suprématie économique et culturelle de
la minorité blanche.
L’Afrique du Sud entre dans une
nouvelle période de son histoire, au cours de laquelle les procédures
d’accumulation ne s’opèrent plus par l’expropriation directe comme lors des
guerres de dépossession du XIXe siècle. Elles passent désormais par la capture
et l’appropriation privée des ressources publiques, par la modulation de la
brutalité et par une relative instrumentalisation du désordre. La constitution
d’une nouvelle classe dirigeante multiraciale se fait donc par une synthèse
hybride des modèles russe, chinois et africain postcolonial.
Entre-temps, l’espace public se
rebalkanise progressivement. La géographie démographique du pays se fragmente.
Abandonnant l’hinterland, de nombreux Blancs s’agglutinent sur les côtes,
notamment dans la province du Cap-Ouest. Ils ont peur du processus rampant d’« africanisation » du pays et rêvent de
reconstruire ici les piliers d’une république blanche débarrassée des oripeaux
de l’apartheid, mais vouée à la protection des privilèges d’autrefois.
Le paradoxal attachement aux
cadres psychiques de l’époque de la ségrégation raciale constitue une réponse
partielle au processus de transformation du pays en une nation de citoyens
armés, une sorte de nation-garnison dotée d’une police profondément corrompue
et militarisée. Les nantis y bénéficient d’un semblant de protection acheté
auprès de milliers de sociétés de sécurité privées et de sociétés de
gardiennage détenues en partie par les barons au pouvoir et leurs
affidés (3).
Ce nouveau régime de contrôle par
la marchandise se consolide sur fond d’une redistribution drastique des
ressources de la violence. Or une société armée est tout sauf une société civile.
Elle est encore moins une véritable communauté. Elle est un conglomérat
d’individus atomisés, isolés face au pouvoir, séparés par la peur et la
suspicion, incapables de faire masse, mais prompts à se placer sous la férule
d’une milice ou d’un démagogue plutôt que de bâtir des organisations
disciplinées indispensables au fonctionnement d’une société démocratique.
Pour le reste, de la vie comme de
la pratique de Mandela, deux leçons méritent d’être retenues. La première est
qu’il n’y a qu’un seul monde, du moins présentement, et ce monde est tout ce
qui est. Ce qui, par conséquent, nous est commun est le sentiment ou encore le
désir d’être des êtres humains à part entière. Ce désir de plénitude en
humanité est quelque chose que nous partageons tous.
Pour construire ce monde qui nous
est commun, il faudra restituer à celles et à ceux qui ont subi un processus
d’abstraction et de chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a
été volée. Il n’y aura guère de conscience d’un monde commun tant que celles et
ceux qui ont été plongés dans une situation d’extrême dénuement n’auront pas
échappé aux conditions qui les confinent dans la nuit de l’infravie. Dans la
pensée de Mandela, réconciliation et réparation sont au cœur de la possibilité
même de la construction d’une conscience commune du monde, c’est-à-dire de
l’accomplissement d’une justice universelle. A partir de son expérience
carcérale, il parvient à la conclusion selon laquelle il y a une part
d’humanité intrinsèque dont est dépositaire chaque personne humaine. Cette part
irréductible appartient à chacun de nous. Elle fait que, objectivement, nous
sommes à la fois distincts les uns des autres et semblables. L’éthique de la
réconciliation et de la réparation implique par conséquent la reconnaissance de
ce que l’on pourrait appeler la part d’autrui, qui n’est pas la mienne, et dont
je suis pourtant le garant, que je le veuille ou non. Cette part d’autrui, je
ne saurais me l’accaparer sans conséquences pour l’idée de soi, de la justice,
du droit, voire de l’humanité entière, ou encore pour le projet de l’universel,
si telle est effectivement la destination finale.
Dans ces conditions, il est vain
d’ériger des frontières, de construire des murs et des enclos, de diviser,
classifier, hiérarchiser, de chercher à retrancher de l’humanité celles et ceux
que l’on aura rabaissés, que l’on méprise, qui ne nous ressemblent pas, ou avec
lesquels nous pensons que nous ne nous entendrons jamais. Il n’y a qu’un seul
monde, et nous en sommes tous les cohéritiers, même si les manières de
l’habiter ne sont pas les mêmes — d’où justement la réelle pluralité des
cultures et des façons de vivre. Le dire ne signifie en rien occulter la
brutalité et le cynisme qui caractérisent encore la rencontre des peuples et
des nations. C’est simplement rappeler une donnée immédiate, inexorable, dont
l’origine se situe sans doute au début des temps modernes : l’irréversible
processus d’emmêlement et d’entrelacement des cultures, des peuples et des
nations.
Souvent, le désir de différence
émerge précisément là où l’on vit le plus intensément une expérience
d’exclusion. La proclamation de la différence est alors le langage renversé du
désir de reconnaissance et d’inclusion. Pour ceux qui ont subi la domination
coloniale ou pour ceux dont la part d’humanité a été volée à un moment donné de
l’histoire, le recouvrement de cette part d’humanité passe souvent par la
proclamation de la différence. Mais, comme on le voit dans une partie de la
critique africaine moderne, celle-ci n’est qu’un moment d’un projet plus
large : le projet d’un monde qui vient, d’un monde en avant de nous, dont
la destination est universelle ;
un monde débarrassé du fardeau de la race, et du ressentiment et du désir de
vengeance qu’appelle toute situation de racisme.
Achille
Mbembe
Professeur
d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand à
Johannesburg. Auteur de Critique de la raison nègre, à paraître aux
éditions La Découverte
en octobre 2013.
Sources : Le monde diplomatique
Naku press : mise en ligne le 15 décembre 2013
Naku press : mise en ligne le 15 décembre 2013